Honoré de Balzac par Jacques Bergier

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1825
Le choc de deux mondes

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Le fond historique des « Mémoires de deux jeunes mariées », est bien oublié maintenant. La place du Trocadéro à Paris se nomme aujourd’hui place du Palais de Chaillot, et aucun journal français n’évoquait, à propos des événements de Hongrie d’Octobre 1956, les événements de 1823. Il est donc bon de rappeler les faits.
Le 28 janvier 182, il y eut, à la cession des Chambres françaises, un débat d’une extrême violence. Louis XVIII ayant déclaré que : « cent mille Français étaient prêts à marcher, en invoquant le nom de saint Louis pour conserver le trône d’Espagne à un petit-fils de Henri IV, préserver ce beau royaume de la ruine et le réconcilier avec l’Europe ».Le député Manuel qui avait déclaré que l’intervention étrangère avait précipité la chute de la royauté en 1792, fut exclu de la Chambre. Cette expédition, qui était envisagée, provoqua chez les libéraux du monde entier les mêmes réactions d’indignation que la réaction russe contre le peuple hongrois. Il s’agissait d’écraser une révolution qui avait la sympathie du monde entier, et qui était en train de triompher dans les colonies espagnoles.
C’est ce qui fut fait en Avril 1823. Les troupes libérales espagnoles furent facilement battues par une armée française de 100000 hommes. Après la prise du fort du Trocadéro (31 Août 1823), Cadix, où le gouvernement et les chambres s’étaient réfugiés, dut capituler. La Catalogne, dernier foyer de la liberté en 1823 comme en 1937, fut écrasée en Novembre 1823.
La réaction qui s’ensuivit, montra à l’opinion française un choc entre les civilisations séparées par plusieurs siècles. L’amnistie générale, que le roi d’Espagne, Ferdinand VII avait promis à la France, ne fut pas exécutée. Les libéraux furent pourchassés et massacrés, le chef de la rébellion en Amérique latine, Riego fut fusillé, et, chose difficile à imaginer, au XIX e siècle, le ministère public demanda que le corps du supplicié fût dépecé et que les quartiers fussent exposés dans quatre grandes villes du royaume.
Il est extrêmement difficile à l’un de nos contemporains de croire que les mêmes espagnols raffinés que l’on voit apparaître par exemple sous les traits de Felipe de Macumer dans Les Mémoires de deux jeunes mariées, soient capables d’un rite de vengeance remontant aussi loin dans l’histoire de l’humanité.
C’est qu’en 1823, deux civilisations se rencontraient, qui avaient près de mille ans de différence. Les romanciers aiment beaucoup, depuis H.G. Wells, imaginer des machines à voyager dans le temps. Mais certains chocs entre civilisation sont de véritables voyages à travers le temps, et 1823 fut l’occasion d’un de ces voyages. La France de 1823 avait traversé la révolution, acquis des habitudes de scepticismes et développé les sciences. Le blocus continental, les guerres napoléoniennes avaient développé l’esprit d’invention et 1823 n’était pas très différent de 1956, en France. L’homme apprenait à voler. La direction des ballons était à l’ordre du jour. La machine à vapeur et à l’électricité naissait. Des sous-marins expérimentaux avaient navigué. Un jeune mathématicien de génie, Evariste Galois, jetait les bases de cette théorie des groupes, qui devait conduire Einstein à la relativité, et Louis de Broglie à la mécanique ondulatoire.
En Espagne de 1823, par contre, le monde farouche de la fin du Moyen age régnait encore. L’inquisition y avait autant de pouvoir qu’en ses plus belles époques, et plusieurs personnes devaient être brûlées pour sorcellerie entre 1823 et 1850. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ! » Aucune des réalités du monde extérieur : l’âge de la Terre, la puissance des machines, la nécessité de la méthode expérimentale, n’existait au-delà des Pyrénées. Nous ne voulons nullement dire par là que la civilisation était du côté des Français, et la barbarie du côté des Espagnols. La notion naïve de la supériorité de notre civilisation s’est depuis longtemps effondrée : Ce n’est pas défendre le régime du Général Franco, que de penser qu’il pouvait y avoir des valeurs espagnoles purement nationales, auxquelles le rationalisme cartésien n’était pas rigoureusement applicable. Ce rationalisme n’avait d’ailleurs pu naître et se développer, qu’à cause des découvertes faites par les civilisations arabe et juive en Espagne. L’algèbre, la chimie, la propulsion à réaction, la chimiothérapie, étaient nées à Cordoue et à Grenade. De cette civilisation de Cordoue et de Grenade, nous ne connaissons que bien peu de choses. Le catalogue seul de la bibliothèque de Grenade, comprenait 12000 volumes. La chute de Grenade et de Cordoue, l’expulsion des juifs par Ferdinand et Isabelle, à la fin du XVe siècle avaient eu pour l’Espagne, des résultats analogues à ceux qu’on eu de nos jours, les persécutions hitlériennes. La recherche quitta la péninsule ibérique : elle ne devait jamais y revenir. L’Espagne conserva jusqu’au XIXe siècle une structure semblable à l’Europe du Moyen Age.
Ce ne fut pas le cas dans les colonies espagnoles où, à ce Moyen Age s’étaient ajoutées des survivances indiennes, auxquelles sont venues se surajouter les idées politiques modernes (C’est ainsi que des Mexicains, de nos jours, sont à la fois catholiques et trotskistes et brûlent en effigie le jour du Vendredi Saint de mannequins de paille représentant Judas et Staline).
Aussi, le choc des deux civilisations en 1823 fut violent. Il fut également paradoxal : c’était la civilisation la plus « progressiste » qui venait d’attaquer la civilisation la plus « retardée ». On peut évidemment se demander ce qui serait arrivé si l’expédition de 1823 avait échoué. Ce jeu, histoire hypothétique, « Uchronie » comme disait le philosophe français Renouvier, est difficile à jouer, parce que nous n’en connaissons pas assez sur les règles du développement historique. Des historiens modernes comme Toynbee ou Spengler, diraient certainement qu’en Espagne, un cycle était en train de se terminer, et qu’aucune intervention extérieure n’aurait pu y introduire la civilisation matérialiste française. D’autres répondraient que le déroulement de l’histoire n’est pas fatal, et citeraient l’exemple de la science mexicaine moderne dont les savants comme le physicien le physicien Manuel Sandoval Vallarta, ou le biologiste Lorente de No, accomplissent des travaux comparables aux meilleures recherches américaines, russes ou européennes. L’expédition de 1823 brisa un en tout cas toute possibilité d’un développement démocratique ou scientifique en Espagne. La monarchie fut remplacée, comme on le sait, par d’autres dictatures, avec un très court intervalle républicain. Encore maintenant, en 1956, le voyageur qui visite l’Espagne, est frappé par l’énorme différence dans les mœurs. Est-ce nécessairement un défaut ? Nous touchons là à tous les graves problèmes de la valeur de la civilisation occidentale : Il est tout à fait certain qu’elle procure un bien-être matériel dont les Espagnols sont trop souvent privés. Il est frappant de voir, comme nous le montre un des premiers films de Louis Bunuel, des populations misérables mourant de faim, dans des vallées riches en uranium. A quoi de nombreux Espagnols (et pas nécessairement des franquistes) répondront que certaines valeurs « traditionnelles » ont survécu en Espagne. Il est difficile de savoir si l’expédition de 1823, en tout cas, a changé le destin d’un pays.

Jacques Bergier